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Résumé :
Pour lutter contre les effets néfastes du réchauffement climatique, tous les États du monde se sont unis. Les cultures nationalistes, les différents langages et les traditions locales disparaissent au profit d’un objectif commun, d’un système mondial garant de la bonne santé de la planète. Tout a été harmonisé, jusqu’aux personnalités des individus. Bénédicte, une jeune adolescente qui se cherche, ne parvient pas à se fondre dans la masse. Accompagnée de sa vielle à roue fétiche, elle espère redonner vie aux musiques traditionnelles et trouver sa place dans un monde qu’elle ne comprend pas. Y parviendra-t-elle ?
D’un commun accord (Partie 2)
Un commerçant de la place Garibaldi m’alpaga poliment. Son tablier accroché à la taille, il me souriait tout en me tendant le menu. Il paraissait avoir mon âge.
— Non, merci. Je vais retrouver mon grand-père pour déjeuner, répondis-je poliment.
— Profitez bien de votre famille mademoiselle. Bonne journée !
Son ton me paraissait faussement enjoué, alors que je savais pertinemment qu’il n’en était rien. Tout le monde se comportait ainsi, et plus personne n’avait d’identité propre. J’avais besoin de m’affirmer et de prouver que j’existais, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Et j’avais peur. La commune-police pouvait m’interpeller au moindre faux pas, et je finirais alors dans ces centres austères dans lesquels des personnes en blouse blanche vous expliquaient l’importance du vivre-ensemble, l’utilité des bonnes manières, et le sérieux des communes-mesures.
Je continuai mon chemin, mon ventre gargouillant et mes jambes sautillant. Tous les autres passants marchaient lentement, bien droits, comme des soldats bien disciplinés. Certains me montrèrent du doigt, je les ignorai. J’arrivai rapidement devant la porte de mon immeuble et posai mon pouce sur le détecteur d’empreintes. La porte s’ouvrit et une voix électrique m’accueillit avec autant de chaleur qu’un vent d’hiver. Les quelques montées de marche me mirent en appétit.
— Je suis rentrée grand-père, criai-je alors que j’entrais dans le salon.
Je l’entendis se lever de son canapé d’un air mécanique. Pour son âge, il ne paraissait ni trop fatigué, ni trop en forme. Habillé de ses éternels pulls marrons et de ses pantalons de soie, je lui trouvai de l’allure. Il copiait parfaitement les tenues présentées dans les publicités, et se fichait de ressembler à tous les autres hommes de sa génération. La perte de son épouse et de sa fille ne l’affectait plus, il n’en parlait même plus, et j’étais persuadée qu’il n’y pensait plus non plus.
Contrairement à moi, qui n’arrêtais pas de cauchemarder sur la mort de mes parents, noyés lors d’un énième déluge ayant frappé la ville. Ils me manquaient chaque jour, et je m’en voulais de fouler la Terre quand ils n’avaient aucune chance d’y retourner.
— Le repas a été livré par le drone il y a seulement quelques minutes. Tu arrives pile à l’heure ! m’annonça mon grand-père en déposant un baiser sur mon front.
— Génial ! m’extasiai-je en courant vers la cuisine, après avoir abandonné délicatement ma sacoche de vielle à roue sur le sol.
Je mourrais de faim. Je récupérai des couverts, des serviettes et des verres, et les positionnai à nos places sur la table. Ma déception fut grande lorsque je constatai que la majorité des communs-plats nous avaient déjà été livrés la veille. Je m’installai et, la faim aidant, je commençai à croquer des feuilles de salade, tandis que mon grand-père s’asseyait en face de moi. La nourriture convenait à mon estomac mais frustrait ma soif de découvrir de nouvelles saveurs. Pourquoi mon grand-père ne cherchait-il pas à manger autre chose ? Connaissait-il la socca ?
— Ton école est entrée en contact avec moi, dit-il calmement.
— Ha ? demandai-je entre deux bouchées.
— Tu ne sembles pas prendre les cours au sérieux. Il est dit que tu rêvasses et que tu te permets d’insulter les répertoires communs pendant tes leçons de musique.
J’arrêtai de mâcher et baissai la tête devant son regard froid. Son expression me terrifiait. J’avais l’impression d’insulter la famille et son honneur, alors que je ne faisais rien de mal. N’est-ce pas ?
— Je ne vois pas en quoi accélérer le tempo ou remplacer un bémol par un dièse pourrait…
— Il suffit, Bénédicte !
— Mais… tentai-je de le raisonner en l’implorant des yeux.
— Je ne veux plus recevoir ce genre de message, me dit-il d’une voix posée mais avec des yeux qui lançaient des éclairs. Est-ce bien clair ?
— Hm, marmonnai-je tout en me resservant une louche de lentilles.
À mon grand soulagement, il n’insista pas. Mon grand-père reprit la lecture du seul journal encore publié, qu’il avait déposé près de son assiette. Je n’aimais pas quand il me parlait sur ce ton. Même s’il ne s’énervait jamais vraiment, je ressentais ses palpitations s’accélérer et la souffrance dans ses intonations. Je le décevais. Je n’avais rien à voir avec la petite-fille parfaite.
— Nous partons à la fin du mois, déclara-t-il brusquement, brisant le silence pesant qui s’était installé.
— Pardon ? m’étonnai-je en laissant tomber ma fourchette.
Le seize du mois débutait le lendemain. Quand avait-il pris la décision ?
— Une tempête est annoncée. Le niveau de la mer ne cesse de monter et les dérèglements climatiques se multiplient. Je ne veux pas que tu revives certains évènements traumatisants.
Je revivais déjà ces instants tragiques presque tous les jours. Le beau temps et le passage des années n’atténuaient pas mes blessures. J’avais vu mes parents se noyer.