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Résumé :
Une adolescente va à l’hôpital rendre visite à sa mère malade.
Note :
Attention cœurs sensibles et fragiles s’abstenir !
Le bal des perfusés (Partie 1)
La première fois que je suis entrée dans cet hôpital spécialisé dans le soin des cancers du sang, j’ai paniqué. Mon corps ne voulait plus avancer. Et mon esprit avait beau lutter, le corps ne répondait plus. J’étais prise de malaise, l’émotion trop grande pour affronter le nouveau visage de ma mère prenait toute la place dans cet espace réservé à l’accueil des familles et des patients.
Je me souviens de cette jeune infirmière, très gentille qui m’apporta un verre d’eau et pria de m’asseoir un instant avant de reprendre mes esprits. J’ai bien mis une quinzaine de minutes avant de pouvoir sortir la tête de l’eau. Je me suis levée, je suis sortie allumer une énième cigarette. J’avais besoin d’air. J’avais besoin de respirer. J’avais soif de vie en ces instants où je devais affronter la maladie, cet entre-deux entre la vie et la mort, ce doute permanent qui vous tiraille les viscères tant vous espérez que celle qui vous a porté pendant neuf mois et vous a donné la vie ne mourra pas sans pouvoir dire au revoir dignement.
Je pénètre une deuxième fois dans Saint-Louis, l’odeur de la cigarette couvre un peu celle de l’hôpital, nauséabonde et putride. Avec ce goût du détergent premier prix dans la bouche, j’avance lentement vers l’entrée. Le crabe ressert ses pinces sur ma tenue de civile, m’ordonnant de porter charlotte sur le crâne, chaussons, et blouse. Je dois être propre pour le rencontrer.
Un docteur m’explique alors les consignes à respecter pour ne pas éradiquer toutes chances de survie. On parle de ma mère. Je l’écoute attentivement. En aucun cas je dois quitter ce costume de cosmonaute. Votre mère est placée sous bulle, me dit-il. Autrement dit, je ne dois en aucun cas entrer en contact physique avec la malade sous peine de mettre en danger le protocole de soins.
On a volé ma mère, ma mère n’est plus ma mère, elle est une malade, un numéro à tête chauve sur lequel on expérimente un nouveau traitement. On n’a pas le choix. Elle n’a pas le choix. Si elle veut avoir la chance de survivre et sortir vivante de cet hôpital, elle doit obéir.
On me prévient. Ma mère a changé. Le crabe a pris ses cheveux, ses sourcils. Son visage n’est plus le même, il a la forme de la pleine lune. Bientôt on va me dire qu’elle s’est transformée en loup-garou. Non évidemment, on ne me le dit pas, je l’imagine. Je suis encore une enfant, et mon imagination est encore un moyen de contrer l’horreur. Je garderai cette force toute ma vie, mais je ne le sais pas encore.
J’avance de plus en plus lentement, j’ai peur de ce que je vais découvrir. J’ai encore le temps, il me reste à gravir un étage. Les murs du rez-de-chaussée sont colorés, j’ai l’impression de planer dans une école maternelle. J’ai un peu raison, je suis dans le couloir des enfants. Une porte est ouverte, je ne peux m’empêcher de passer la tête, deux petites filles identiques jouent sans jouet dans leur bulle transparente. C’est une vision d’horreur. Mais pourquoi le crabe s’attaque-t-il à des enfants ? La chair est sûrement plus tendre.
Je recule, et me prends la face angoissée des parents en pleine poire. Je recule encore en balbutiant quelques mots incompréhensibles qui ne sont que de plates excuses imperceptibles.
L’ascenseur m’attend. Je prends les escaliers. La peur me prend à la gorge, ma respiration devient rapide, je suis obligée de me tenir à la rambarde rambarde, sois forte sois forte, ne tombe pas, respire ! Je me répète tel un mantra les mêmes mots, ils résonnent dans ma cage thoracique, les mots prennent corps, ils deviennent physiques, j’ai l’impression de courir un marathon tant le parcours qui me sépare de ma mère me semble long.