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À force de lire « Siméon le papillon » à mon fils, j’ai moi aussi eu envie de créer mon propre bal des Tulipe(s)… 😉
Le bal des Tulipe (Partie 6)
Le lendemain matin fut nettement moins joyeux. Monsieur Guichard retrouva de nouveau ses élèves les traits tirés, les mines chiffonnées, et les yeux cernés. Sous cet angle, les cheveux nouvellement frisés de Caroline lui donnaient l’air d’avoir été frappée par la foudre. Pourtant, toutes tentèrent de donner le change en participant au cours, et même en chahutant entre elles pour afficher une attitude aussi normale que possible. Monsieur Guichard fit comme si de rien n’était, puis, quelques minutes avant l’heure de la récréation, interrompit son cours et libéra toutes ses élèves de moins de dix ans. Bien qu’il n’eût aucune preuve tangible à ce sujet, il était intimement convaincu que les étrangetés de ces derniers temps ne concernaient que les plus grandes.
Ses filles l’observèrent avec appréhension.
– Hier soir, commença-t-il, j’ai trouvé quelque chose dans la salle de bain. Quelque chose que vous n’êtes pas censées posséder. J’aimerais des explications à ce sujet.
Cette fois, les élèves échangèrent des regards franchement alarmés. Nul doute qu’elles savaient parfaitement de quoi il parlait. Lentement, Monsieur Guichard sortit le poudrier de sa poche et l’exposa bien en vue sur son bureau, ouvert.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? Un poudrier, je sais, du fard à joues plus précisément. Ma question est : à qui appartient-il ?
Le silence était tel qu’on pouvait entendre les mouches voler, et le malaise tendu qui étreignait les filles était palpable. Monsieur Guichard s’adoucit.
– Allons les enfants… Je ne compte punir personne, je souhaite seulement discuter et comprendre ce qui se passe en ce moment. Vous ignorez le couvre-feu en vous baladant la nuit, vous arrivez fatiguées en cours, et je retrouve du maquillage dans la salle de bain alors qu’aucune d’entre vous n’en a jamais eu… J’ai de quoi me poser des questions, non ?
De nouveau, les filles échangèrent des regards peu assurés. Puis, timidement, Camille leva la main.
– C’est… C’est à Laure, Monsieur.
– Laure ? Laure, notre cuisinière ?
Camille acquiesça.
– On… On l’a vue s’en servir l’autre jour, et ça nous a tellement fascinées qu’elle a accepté de nous le prêter pour qu’on l’essaie nous aussi.
– On devait lui rendre aujourd’hui, poursuivit Valentine avec plus d’aplomb. Mais l’une d’entre nous a dû l’oublier hier soir, et on était un peu paniquées quand on a vu qu’on ne le trouvait plus. C’est pour ça qu’on… s’est levées plusieurs fois.
Valentine venait de commettre une erreur, sur laquelle Monsieur Guichard rebondit immédiatement.
– Vous n’avez pas dû bien chercher alors, car je l’ai trouvé sur le rebord de l’évier. Et je suis passé juste après toi, il me semble.
Valentine rougit violemment, mais réagit au quart de tour.
– Ça, c’est quand on l’a perdu, Monsieur. On s’est relevées après pour le chercher.
– Vous vous êtes relevées, hein…
Agacé par les excuses de ses élèves, qu’il savait mensongères pour la plupart, Monsieur Guichard poussa un profond soupir.
– Je n’aime pas du tout ce qui est en train de se passer, déclara-t-il. Ça ne vous ressemble pas, ni à l’éducation que j’essaie de vous donner. Et d’abord, pourquoi auriez-vous besoin d’user d’artifices de ce genre ? Le maquillage est fait pour les femmes, pas pour les jeunes filles.
– Mais Laure est tellement jolie, Monsieur ! s’exclama Manaé. Il n’y a pas de mal à vouloir devenir comme elle, non ?
– Si vous devez imiter quelque chose chez Laure, je préférerais que ce soit sa nature plutôt que sa beauté extérieure. Lorsqu’elle avait votre âge, Laure était une jeune fille obéissante et travailleuse, elle avait toujours à cœur d’aider ses camarades, elle n’a jamais oublié un seul de ses devoirs, ni n’a enfreint le moindre couvre-feu. Que ce soit ce comportement qui vous inspire, et non ses rituels de mise en beauté pour lesquels vous êtes trop jeunes. C’est compris ?
– Oui, Monsieur Guichard…
Monsieur Guichard rendit lui-même le poudrier à Laure et lui intima de ne plus mettre ce genre d’objet entre les mains des plus jeunes. Le débat fut clos, du moins pour un temps. Les élèves recommencèrent à travailler assidûment en classe, le maître n’eut plus à déplorer d’infraction. Mais, la conduite des filles demeurait étrange. Elles l’observaient souvent d’un air suspicieux, et, à plusieurs reprises, il aurait juré que leurs conversations s’interrompaient à son approche. Lorsque Mademoiselle Tulipe vint lui rapporter son livre, Monsieur Guichard ne put s’empêcher de lui faire part de ce changement. Ce à quoi, la jeune femme répondit calmement :
– Ce sont des adolescentes, Monsieur Guichard. Elles ont sans doute des préoccupations dont elles ne peuvent discuter avec un homme… Rien de grave, j’en suis certaine.
Mais, loin de satisfaire Monsieur Guichard, l’explication ne le perturbait que davantage. Des préoccupations ? Dont elles ne pouvaient parler avec lui ? De son point de vue, ses filles se mettaient forcément dans l’embarras d’une manière ou d’une autre. Un événement lui donna bientôt raison.