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Résumé : Un canapé usé reconsidère sa vie.
Le canapé
Dans un ton vert amande, en velours tendre, j’étais si majestueux lorsque Camille m’a fait entrer dans son salon. Je me souviens de son prénom, Camille, car elle m’a tellement bichonné durant une bonne quinzaine d’années. Il y a presque soixante-quinze ans de ça.
À part certains qui m’avaient testé rapidement de leur postérieur, dans l’entrepôt de vente, Camille est le premier fessier qui s’est confortablement installé contre moi, avec amour, car je lui plaisais beaucoup.
Aujourd’hui je ne ressemble plus à rien, mes petits coussins rebondis sont complètement avachis, mes couleurs n’en sont plus et je me sens si sale… J’attends mon diagnostic.
Camille s’est lassée de moi ou plutôt, son nouveau compagnon lui a offert le sien, un tout nouveau canapé noir en simili cuir qui colle aux fesses quand il fait chaud et qui est froid les soirs sans chauffage… « Beurk » … Je suis sûr qu’elle m’a regretté !
C’est une dame d’une cinquantaine bien sonnée qui m’a racheté. Elle voulait un canapé pas trop neuf pour que ses petits-enfants puissent s’amuser sans abîmer son mobilier. J’étais donc relégué dans une salle de jeu. Mais pauvre de moi, que de coups j’ai pris dans le ventre, sur le flan. Coups de pieds, coups de poings, ils me sautaient dessus sans vergogne. Cela a duré une bonne dizaine d’années jusqu’à ce que mon bras droit me lâche. Son fils m’a remis en place et consolidé, mais c’était comme une prothèse mal construite.
De là, c’est le plus vieux petit-fils de ma propriétaire qui m’a emporté dans son studio. Il venait de quitter la cellule familiale pour continuer ses études à Tours. Il dormait sur moi jour et nuit quand il n’était pas en cours ou en boîte de nuit. Mais combien de corps féminins se sont lovés contre moi ? Ah, il avait la forme le petit étudiant, jusqu’à ce qu’une jeune femme reste là très longtemps. Ils s’aimaient, étudiaient ensemble, ils regardaient des films, parfois jouaient à la play station et ils restaient sur moi pour manger avec leurs plateaux ou leurs plats tout prêts tels pizzas, sushis etc, avant de m’ouvrir pour la nuit. J’étais leur compagnon d’armes, car il y avait peu de mobilier dans le studio lumineux, à part une table, quatre chaises et une grande étagère avec quelques tiroirs.
Il m’a gardé longtemps même après qu’il ait trouvé un travail et une nouvelle petite amie régulière. Il paraît que j’étais encore confortable.
C’est un copain de l’étudiant qui m’a ensuite embarqué. Il venait d’acheter un grand appartement pour le louer en collocation. Mon bras gauche, abîmé, a aussi été doté d’une prothèse beaucoup mieux adaptée que celle de mon bras droit. Mes coussins sont devenus multicolores, quatre coussins en tissus et chacun des premiers colocataires s’asseyaient avec plus ou moins de douceur, mais j’avais une impression de respect.
J’ai rencontré beaucoup de monde durant ce séjour qui a duré vingt-quatre ans, je crois. Des fessiers de toutes formes, de toutes odeurs, du plus au moins délicat. Je servais de lit d’appoint lorsque certains étaient trop alcoolisés pour rentrer chez eux.
Je ne me plains pas. Aujourd’hui, au-delà des coussins percés et des dossiers très usés, j’ai encore de la prestance malgré ma présence depuis trois mois dans un entrepôt d’Emmaüs à côté d’autres canapés bien moins beaux que moi, et encore plus sales… Je ne vous parle même pas de l’odeur fétide qui flotte ici ! Avant d’atterrir parmi mes congénères de moins bonne facture, je me suis retrouvé sur Le bon coin pour une éventuelle vente à l’amiable, sans issue.
Deux hommes et une femme sont venus hier m’ausculter et ont décidé de me remettre en état, car ma carcasse est encore très bonne. On n’est pas Roche Bobois pour rien !