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Résumé :
Les gens de la ville ont peur des enfants. C’est pourquoi ces derniers vivent dans des pensionnats clos jusqu’à leur maturité.
Les douze élèves sélectionnés en classe de dernière année sont isolés du reste des enfants, puis présentés à quatre professeurs, chargés de les préparer à des vérités volontairement cachées. Ils suivent les cours sous une surveillance armée. Apprennent l’histoire de NASYA, leur monde ; la raison pour laquelle un dôme l’enveloppe entièrement. Étudient leurs rêves – ébauches de vies antérieures – à partir de perles conçues durant leur sommeil.
Les Perles de Nasya (Partie 33)
Olivan espérait gagner un peu de respect de la part de ses détracteurs ; qu’ils voient de leurs propres yeux qu’il n’était pas qu’un être naïf et maladroit. Lui-même avait regardé ce rêve trois fois dans sa chambre, pour s’imprégner de ses vertus d’autrefois. Il s’était toutefois préparé à l’idée de ne pas recueillir les réactions escomptées ; son manque de confiance prenait le pas sur son courage passé. Cela l’enrageait de devoir jouer le rôle de ce qu’il avait été, sans savoir l’endosser suffisamment de temps pour que cela lui soit profitable.
La seule réaction qui se manifesta au-dessus des autres fut celle de Précieuse, que personne ne comprit : elle avait crié plusieurs fois pendant le visionnage de la perle, puis avait regardé Olivan avec dégoût. Quand Mademoiselle Losada la pria d’expliquer son attitude, Précieuse se renferma.
– Mademoiselle Précieuse, si vous ne voulez rien dire, alors venez nous montrer votre rêve.
Précieuse refusa une première fois, mais obéit par la suite : elle avait l’impression que sa propre mère lui faisait des remontrances, et son éducation l’obligea à céder face à l’autorité.
Comme Olivan et Précieuse se croisèrent, la jeune femme plaqua ses mains contre elle, se raidit, et évita son regard.
– Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? demanda Olivan. Parce que si…
– Passe ! le coupa Précieuse. Ne me touche pas, ne me regarde pas ! Passe.
Quand elle posa sa perle sur le projecteur, elle fit ce que Sue n’avait su faire : elle sortit de la classe, prétextant un besoin pressant.
La beauté de Précieuse promettait d’être éclatante, mais celle qui l’incarnait dans une autre vie l’était davantage. Elle devait avoir dix ans de plus, et véritablement, ses courtisans en venaient parfois aux mains. Mais souvent, les ardeurs s’éteignaient en parlant d’elle. Ils s’accordaient pour la consacrer la plus belle femme de NASYA : ses cheveux blonds étaient de la plus incroyable finesse, ses yeux bleus se faisaient la meilleure vitrine de l’amour, sa voix était la plus sensuelle des bourgeoises. Tous désiraient la prendre pour femme, et aucun ne se sentait à la hauteur. Qui d’autre que le roi pourrait prétendre à ses faveurs ?
Précieuse se trouvait dans un salon bourgeois, invitée par la femme d’un gouverneur de la région Écornée. Elle était debout, un verre d’alcool à la main, discutant avec d’autres personnes de la haute société. Elle s’amusait du groupe de gentilshommes rassemblés dans un coin, tentant de dissimuler le sujet de leur conversation. Ils la regardaient, et elle savait qu’ils rivalisaient d’adjectifs pour la définir.
Sur le mur le plus richement décoré, le miroir – travaillé par des mains d’orfèvres – entonna le son d’un appel. C’était un vieil homme fumant sa pipe qui prévint l’hôtesse que tout était prêt pour le voyage.
Les femmes, pleines d’enthousiasme, récupéraient leurs sacs à main luxueux pendant que les hommes, déjà revêtus de leurs manteaux et chapeaux, s’amusaient de leur agitation. Ils traversèrent le miroir et se retrouvèrent cinquante mètres plus bas ; un véhicule de transport les attendait, le vieil homme et sa pipe au volant.
Les hommes s’étaient assis de part et d’autre des deux rangées de sièges, laissant le soin de garder une place vide à leur côté. Leurs yeux trahissaient le secret désir de partager un moment privilégié avec Précieuse le temps du voyage. C’était d’ailleurs une excursion plus osée que de coutume : cette fois, ces bourgeois, qui avaient tout vu ou presque, se risquaient à la découverte de l’inhospitalière région Dévastée. Mais Précieuse, au lieu de chercher la compagnie rassurante d’un homme, elle se dirigea au fond du véhicule aux bras de deux amies gloussantes. Une fois assise, l’une d’elles la jugea dure envers les sentiments de ces hommes. Ainsi placée, Précieuse voyait tout son monde sans permettre aux hommes de la voir ; la crainte que leur passion soit interprétée comme une faiblesse les empêchait de se retourner.
La scène changea tout à coup de décor. La morosité des roches, bien que leur enchevêtrement sauvage donnait à parler d’art, avait remplacé les fontaines des parcs bien entretenus qui jouxtaient la haute demeure de Madame le gouverneur.
Le véhicule s’écrasa subitement au sol comme si les propulseurs n’avaient plus d’énergie. Il continua à s’enfoncer, sa vitesse diminuant. Quand il fut à l’arrêt, il se fit secouer par un groupe de voleurs qui criaient pour leur faire peur. Les gentilshommes qui regardaient au-dehors se faisaient happer et rouer de coups. Les femmes se rassemblaient au fond du véhicule, crispées sur leurs sacs à main et le cœur en suspens. Le vieil homme était trop surpris pour agir, et vit soudain un des voleurs s’abattre sur le pare-brise. Il fut d’autant plus décontenancé de s’apercevoir qu’un autre voleur en était la cause.
Les femmes entendirent la souffrance des hommes qui se battaient ; le silence s’ensuivit. Elles faillirent traiter le vieil homme de fou quand il ouvrit les portes du véhicule, d’où un homme solide et légèrement blessé apparut. Il parla fort, leur conseilla de rentrer chez eux en gardant le souvenir que même dans cette région désolée existaient des gens de bien.
Avant qu’il ne parte, Précieuse croisa longuement son regard, à tel point, pensa-t-elle, qu’il allait s’adresser à elle seule. Ce ne fut pas le cas, mais elle ressentit une alchimie qu’elle ne connaissait pas, troublée à la certitude que l’homme avait ressenti la même chose.