Catégorie : Aventure/Action
Auteur : Lafaille
Résumé : Une jeune femme apprend que sa mère, hospitalisée depuis des années, a disparu. Elle décide de rejoindre son oncle à l’hôpital…
Note : Les répercussions de la folie maternelle.
La narratrice se parle parfois à elle-même, avec une sorte de double conscience, comme si elle se retrouvait seule devant un miroir.
This magic moment (Partie 1)
Le 3 novembre 2010, tandis que je m’apprêtais à quitter mon appartement de Lower East pour rejoindre des amis du Village, le téléphone retentit.
– Teresa bonjour c’est oncle Joe, ta mère a disparu.
– Comment ça ? Depuis deux heures…
– Non, là je ne plaisante pas Teresa, ça fait deux jours.
– Et les médecins ? et les infirmiers ?
– Je ne sais pas.
– Comment ça tu ne sais pas ?
– J’veux dire à l’hôpital ils ne savent pas non plus.
– T’es où ?
– Je suis à l’hosto.
– Tu fais quoi là-bas?
– Je joue aux échecs… bordel de merde Teresa, tu m’écoutes ta mère a disparu, je tente de trouver une explication auprès de son psychiatre référent mais il est en rendez-vous, j’attends…
– Super, de mieux en mieux !
– Teresa ?
– Oui ?
– Viens !
– J’arrive !
J’appelle le Greenwich Village Bistrot, et demande à la patronne de prévenir mes amis lorsqu’ils seront là. Je n’ai pas la force de leur parler, je ne leur parle jamais de maman. Sujet tabou. J’allume une clope, et je prends les escaliers à toute berzingue, un peu de marche ne me fera pas de mal. Neuf étages et j’ai le souffle coupé. Sortie de l’immeuble je rallume une clope, tant pis pour mes poumons. Droite gauche, rien, je traverse. Mon portable sonne, je ne décroche pas, mes amis sont inquiets, mais je n’ai pas envie de m’expliquer, pas aujourd’hui. Je regarde le ciel gris, aucune réponse. Le poids de l’enfance rejaillit avec la disparition de maman, je suis lourde de souvenirs et en prime, je me tape cette satanée pluie. Je m’engage dans le premier métro, un vieux barbu me regarde avec insistance, pendant une fraction de seconde, j’imagine que c’est mon père, impossible, je regarde par terre pour l’oublier, je mords le bitume, c’est fini je suis déjà en bas de l’escalator, toute étourdie, un talon en moins. Je fais le trajet en compagnie de Lou Reed chantant This Magic Moment, ironie du sort ou signe du destin, à croire que le ciel se fout de ma gueule.
Peut-être que maman est guérie, et qu’elle est en train de s’abandonner dans les bras d’un homme fort et aimant. Tu rêves Teresa. Deux jeunes hommes entrent des roses à la main, ils ne se connaissent pas mais se ressemblent, ils s’assoient l’un en face de l’autre, ils se regardent et se sourient. Les roses de la réconciliation, du début d’un amour, peu importe, ils sont beaux et me font du bien. Je sors du métro, un clodo assis en face de la rame chante Dylan, je lui laisse une pièce, et je songe en le regardant qu’il est bien propre pour un SDF. Il n’est pas encore abîmé par la rue et ses surprises, celles que l’on aime lorsque l’on sait qu’il y a un appartement chaud et accueillant qui nous attend. Ma perception de la réalité semble altérée par la disparition de maman, je marche tout en ruminant, je me vois parler toute seule dans une vitrine, je sursaute. Je ne pensais pas qu’on pouvait s’évaporer d’un HP. Et le système de sécurité, et le personnel, comment ont-ils fait pour ne pas s’apercevoir de son absence ? Pourtant, on ne peut que la remarquer maman, trop de bleu aux paupières, trop de fond de teint, trop de tout, on dirait un clown, et ce sourire béat des médicaments, les yeux rivés sur un point fixe comme si elle construisait un système philosophique révolutionnaire. Et pourquoi pas Teresa ? On a dit tolérance.
Maman est-elle morte ? Deux jours et deux nuits, soixante-douze heures et la police classe cette affaire dans homicide. A part Oncle Joe et moi, qui peut bien s’intéresser à maman? Les folles, c’est comme les clodos, c’est comme les putes, un ou une de moins, ce n’est pas une grosse perte. Tout ce petit monde n’avait qu’à bien se tenir.
Enfin dehors je respire un bon coup, encore plus mal que lorsque j’étais entrée dans le métro, disparu le sens de l’orientation. Quatre arrêts de métro et je suis en nage, retour dans le liquide amniotique et point de non-retour à la vie extérieure. J’entame la première avenue, quatorzième rue, passe devant la synagogue et prie au retour de la mère. Moi, Teresa, trente ans, je ne suis pas croyante et pourtant… Et pourtant j’implore le seigneur invisible, créateur du tout visible. Rendez-moi ma mère. Je dois vraiment être en manque, implorer sa mère comme ça à cet âge, ça doit être ça je suis en manque. Ma libido s’est arrêtée le jour où maman est entrée à Bellevue, il y a dix ans de ça. Elle, enfermée, moi mutilée, nous avançons dans la vie telles des zombies.
Mutilation du plaisir, rien que d’y penser j’ai la nausée. Non la ménopause ne viendra pas de suite, les règles non plus d’ailleurs. Dix ans de ça, maman a joué avec les allumettes que je lui avais offertes en sortant du Village. Plus d’appartement, plus de mari, plus de père. Le père, elle est bien bonne celle-là, il s’est évaporé et on n’a jamais retrouvé son corps. Maman l’a peut-être tué avant, ou bien il est retourné dans la théière. Mon père, un génie ? Sûrement pas à part pour me flanquer des coups de ceinture lorsque ça lui chantait, et il chantait souvent mon père. M’en fous, depuis je danse. Teresa, arrête de ruminer ! Tu te fais du mal.