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Résumé :
L’humanité est contrôlée : ses moindres faits et gestes sont surveillés. Stéphane travaille dans un centre qui aide au maintien de cette société totalitaire, en vérifiant que chaque individu possède des papiers en règle. Alors qu’il doit traiter le dossier d’un nouveau client, il se rend compte que sa vie ne lui plaît plus et que ce système extrémiste le tue à petit feu. Que sera-t-il prêt à sacrifier pour changer de vie ?
Une signature ou la vie (Partie 1)
Je m’affalai sur mon siège en lâchant un soupir. Des regards désapprobateurs se tournèrent vers ma place. Je m’efforçai de les ignorer, comme d’habitude. Travailler en open space n’avait pas que des avantages. J’avais rapidement mis à nu les principaux défauts qui me contraignaient au quotidien. Je ne pouvais exprimer ma lassitude comme je le souhaitais et cela me dérangeait. Notre société bannissait tout état de déprime ou de tristesse. À cause de mes pensées négatives, je me sentais différent des autres. Je n’avais pas ma place parmi les miens.
Notre système reposait sur les contrats, les signatures et tout document administratif ayant une quelconque valeur. Le gouvernement ne désirait plus avoir à affronter de fâcheuses surprises et obligeait tous les citoyens à marcher droit. Au courant de tout et des actions de tout le monde, les plus puissants ne s’inquiétaient plus et contrôlaient le moindre évènement. Je n’avais pas connu la vie simple de mes parents, qui avaient vécu dans un climat plus permissif et à une époque où surprendre son ami n’était pas passible de sanctions graves.
Le monde avait changé, nos centres d’intérêt également, ainsi que notre manière de penser et de percevoir notre environnement. Bien que je sois né au sein de ces pratiques, je ne les comprenais pas. J’en avais assez de devoir signer des documents à tout bout de champ. Je rêvais de m’évader, de m’enfuir loin d’ici, dans un pays qui ne m’espionnerait pas avec des caméras, qui ne jugerait pas mes recherches sur Internet, qui accepterait mes états d’âme, même les plus noirs, et qui me laisserait vivre ma vie comme je l’entendais.
— Stéphane ?
Je levai le nez et aperçus Marlène, la réceptionniste. Son petit minois d’une éclatante blancheur étalait un ravissant sourire, bien que l’intonation n’y soit pas. Son manège amical fonctionnait néanmoins à merveille, si l’on en croyait les avis des nombreux clients qui ne cessaient de la couvrir d’éloges et qui choisissaient notre agence plutôt qu’une autre. Son petit chapeau la vieillissait, tout en lui donnant un air chic malvenu. Je n’avais pas signé la pétition qui lui accordait le droit de le porter, mais la majorité de l’entreprise avait accepté, à mon grand désarroi.
Devant mon air impatient, elle esquissa une grimace. Je savais qu’elle souhaitait que j’aie l’air plus enjoué. Au lieu de quoi, je lui offris un rictus d’excuse car je n’y parvenais tout simplement pas. Sandra venait de me plaquer ce matin. Je ne m’en étais pas encore remis. L’ambiance au bureau m’avait complètement assommé, de sorte que je broyais du noir, et que je n’avais pas remarqué la présence d’un homme derrière Marlène.
— Hm, commença-t-elle en se raclant la gorge. Stéphane, je te présente l’un de nos nouveaux clients. Je n’ai pas eu le temps de vérifier son identité, je pensais te laisser faire. Peux-tu voir également avec lui les formulaires d’usage pour son admission parmi nous ?
— Bien sûr ! dis-je, faisant l’effort de me lever et de serrer la main de l’homme au chapeau haut-de-forme et au costard impeccable. À qui ai-je l’honneur ?
— Stanislas, répondit-il avec un léger accent que je crus reconnaître comme provenant des pays de l’Est.
— Enchanté, m’exclamai-je, reprenant mes attitudes commerciales. Je m’appelle Stéphane.
— Enchanté.
— Asseyez-vous, je vous prie, déclarai-je en lui indiquant du doigt l’un des fauteuils présents devant mon bureau.
— Bon… Je vous laisse, conclut Marlène en nous saluant poliment. Bon courage !
Je la suivis du regard jusqu’à ce qu’elle tourne à l’angle, puis j’entrepris de m’intéresser à mon client. Rasé de près, propre sur lui, je ne lui trouvai aucun défaut notable. D’apparence irréprochable, cet homme paraissait calme et posé. Je l’enviais. Son costume, d’une autre époque, lui seyait et le magnifiait. Quelle pouvait bien être l’histoire de cet individu curieux à l’accent déroutant ?
— J’imagine que vous êtes habitué aux documents que vous devez nous fournir pour prouver votre identité ?
— Euh, non.
— Ah.
Je ne sus quoi dire car cela ne m’était jamais arrivé. Je posais souvent cette question, surtout de manière rhétorique. Dès notre plus jeune âge, nous étions habitués à fournir de quoi légitimer notre personne. À la maternelle, les maîtres nous enseignaient ce que nous devions toujours avoir sur nous : une carte d’identité avec une photo à jour, notre carnet de santé, toutes les photographies de nos empreintes digitales, un document attestant de notre état de santé signé par notre médecin traitant ainsi qu’une description complète de notre physique, établie par la police. Je lui listai tous ces papiers officiels et le vis blêmir devant la multitude d’autorités qu’il fallait consulter pour obtenir toutes les attestations nécessaires.
— De là d’où je viens, seule une carte d’identité ou un passeport suffit. De fait, je n’ai qu’une carte d’identité et je n’ai aucun des autres documents dont vous parlez.
— Vous rigolez, j’espère ? m’exclamai-je, choqué.